lundi 6 avril 2009

Comment Sarkozy a mis le feu aux universités


Par Edouard Husson, professeur d'université et chercheur. Qui remonte à 2006 pour analyser la génèse de la crise universitaire, largement ignorée par l'ensemble des médias. Devinez qui l'on retrouve avec des allumettes...

Acte I. L'action se situe en mars 2006.
Dominique de Villepin est confronté aux manifestations des étudiants qui bloquent les universités par refus du Contrat Premier Emploi. Jacques Chirac ne soutient que mollement son Premier ministre. Nicolas Sarkozy s'engouffre dans la brêche, prend publiquement fait et cause pour les grévistes, trahissant le gouvernement qu'il sert. En particulier, c'était déjà à l'époque un secret de Polichinelle qu'il avait pris contact avec le président de l'UNEF, Bruno Julliard. Mais la plupart des médias était déjà aux ordres et n'en ont rien dit.

Acte II. Quinze mois plus tard.
Sarkozy, recueillant le fruit de sa trahison, vient d'être élu président de la République et il entend ne pas commettre les mêmes erreurs que ses prédécesseurs. La loi de réforme de l'université qu'il veut faire passer sera votée en juillet - et non à l'automne comme le projet Devaquet de 1986. Et Sarkozy aura l'UNEF de son côté: il négocie le contenu de la loi avec Bruno Julliard. Résultat, un compromis bâtard. Au programme de la droite, la loi LRU a pris la notion d'autonomie des universités; mais on a fait des concessions à Julliard: il n'y aura pas de possibilité de sélection des étudiants par les universités; les circuits de financement privés seront contrôlés très strictement par les présidents d'université. Ceux-ci sont les grands gagnants du marchandage: on n'a pas vraiment instauré l'autonomie des universités mais on a renforcé le pouvoir de leurs présidents; en particulier, ils joueront un rôle bien plus important qu'avant dans le recrutement des professeurs et dans la gestion du personnel enseignant.

Acte III. Dix-huits mois de brouillard.
La traitrise (de 2006) et le cynisme (de 2007) semblent avoir payé. Il règne un calme étrange sur l'université, qui semble accepter la loi LRU sans broncher. Le ministre de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche, Valérie Pécresse, prépare dans le calme un décret de réforme du statut des enseignants-chercheurs. On prévoit aussi, dans le silence l'abolition d'un des deux concours de recrutement de l'enseignement supérieur, le CAPES. Sans aucun doute, l'idée qui se cache derrière la «mastérisation» des concours est d'abolir, à terme, le statut de fonctionnaires des enseignants. Personne ne s'en rend compte. L'étrange torpeur qui s'est emparée des esprits vient aussi de ce qu'il y a, dans le cabinet de Madame Pécresse ou à Matignon, convergence entre la droite qui rêve de réduire au maximum le coût de l'université pour l'Etat et la gauche tendance Jospin-Allègre, qui a mis depuis longtemps le pédagogisme au service d'une pseudo-américanisation de l'enseignement supérieur.

Acte IV. Coup de tonnerre. Le 22 janvier 2009, le président de la République flanque lui-même par terre le bel édifice qu'il avait construit. Recevant des représentants des enseignants-chercheurs à l'Elysée, il tombe le masque, révèle la piètre idée qu'il se fait de la recherche française, dont il dénigre les résultats et ridiculise les modes d'évaluation (pourtant semblables à ce qui se fait en Allemagne et aux Etats-Unis). Visible sur Internet, la vidéo a un effet mobilisateur immédiat :

Recevant des représentants des enseignants-chercheurs à l'Elysée, il tombe le masque, révèle la piètre idée qu'il se fait de la recherche française, dont il dénigre les résultats et ridiculise les modes d'évaluation (pourtant semblables à ce qui se fait en Allemagne et aux Etats-Unis). Visible sur Internet, la vidéo a un effet mobilisateur immédiat.


Même quand ils sont de droite, la plupart des enseignants-chercheurs français, ulcérés, se mettent "en grève". Et commence alors un épisode sans équivalent dans l'histoire de l'université française, au milieu duquel nous sommes encore.

Faire grève, pour les enseignants chercheurs, prend de multiple formes: certains continuent à faire cours comme si de rien n'était; d'autres s'arrêtent une demi-heure avant la fin, pour faire de l'instruction civique; d'autres encore ne font pas cours du tout. J'ai des collègues historiens qui font visiter le Paris du Moyen-Age; d'autres organisent des «cours alternatifs»; d'autres participent à une marche permanente sur le parvis de l'Hôtel de Ville. Tous, ou presque, sont unis derrière leurs syndicats pour faire reculer Madame Pécresse sur la question du statut des enseignants chercheurs. Ils jugent en particulier inadmissible que les présidents d'université puissent, un jour, décider du nombre d'heures d'enseignements de leur personnel en fonction de l'étendue des travaux de recherche effectués par ailleurs. Mais, surtout, quelque chose de plus viscéral s'exprime: un sentiment de dignité bafouée. Vu le maigre salaire et le manque de moyens mis à disposition, être enseignant-chercheur dans la France de Sarkozy, c'est servir une cause : celle de la recherche française ou bien celle du savoir émancipateur dans la tradition des Lumières. S'entendre dire qu'on n'est pas au niveau par un homme qui a commencé sa carrière politique à la fin des années 1970 et est donc concrètement co-responsable de l'absence de politique publique de grande envergure en faveur de l'université est proprement insupportable.

Un mouvement inconnu, la grève des appariteurs
A la faveur du mouvement d'opposition des enseignants-chercheurs, le personnel des universités s'est mis en grève dans certains établissements universitaires. Beaucoup sont employés dans des conditions de grande précarité - selon des contrats qui relevaient déjà, avant la loi LRU, des présidents d'université. Cela ne fait que souligner la misère financière des établissements d'enseignement supérieur - hors (grandes) écoles. Paradoxe, donc, si de nombreuses universités sont aujourd'hui bloquées, c'est moins par des étudiants que par des appariteurs qui n'ouvrent pas les salles. Petit à petit, cependant, les étudiants aussi s'associent au mouvement. C'est en particulier l'avenir du recrutement des enseignants du secondaire qui fait peur. La question de la «mastérisation» des concours - en fait leur abandon au profit d'une évaluation par le contrôle continu et le pédagogisme, la réalisation du rêve jospinien - est ce qui pourrait mettre définitivement le feu aux poudres.

Le silence des médias
Si l'on voulait une preuve supplémentaire que l'information est contrôlée, sous Sarkozy, on la trouverait dans le silence quasi-total qui marque la situation universitaire, à part des reportages sur quelques manifestations. Les médias sont largement au service d'un gouvernement qui espère faire pourrir le conflit. Madame Pécresse recule à petit pas concernant le décret d'application de la loi, espérant gagner du temps. Elle espère des divisions au sein d'un mouvement où certains voudraient carrément l'abrogation de la loi LRU. De fait, l'atmosphère est de plus en plus tendue dans les universités. A de nombreux endroits, les radicaux, parmi les enseignants-chercheurs ou les étudiants, deviennent intolérants vis-à-vis de tous ceux qui voudraient lutter contre le gouvernement mais que les cours continuent. Huit semaines du second semestre universitaire ont été, dans certaines universités, purement et simplement perdues. Il est cependant frappant que, malgré les tensions internes, la confiance dans la parole du gouvernement soit si infime que le front des opposants se ressoude régulièrement - à chaque communiqué ministériel.

Nicolas Sarkozy, en populiste consommé, a, depuis le début, misé sur le sentiment général selon lequel «les chercheurs sont planqués au CNRS et ne font rien», les «profs d'université» sont au fond à mettre «dans le même sac que ceux du secondaire: rendez-vous compte, ils ne font que cinq ou six heures de cours par semaine!» etc... A ce petit jeu, pourtant, le président pourrait bien, s'il continue à vouloir laisser pourrir le conflit, se retrouver avec une opposition frontale de tout le système éducatif; ou bien voir le malaise social global cristalliser autour de la contestation universitaire.

C'est au Président de dénouer la crise !
J'avoue pour ma part être souvent agacé par le discours figé de beaucoup d'opposants: le problème n'est pas que le gouvernement veuille introduire de la sélection à l'université: elle existe, déjà, sauvage, puisque personne n'a le courage de l'assumer par des procédures officielles: en master, on ne retouve plus que 10 à 15% des étudiants qui s'étaient inscrits en première année. Le problème n'est pas non plus dans la perspective que «l'argent privé entre à l'université» . Si l'on arrivait à créer les fondations d'université prévues par la loi LRU, un immense progrès serait accompli car l'un des gros problèmes de la France est le manque d'engagement du patronat dans le mécénat universitaire - à la différence de ce qui se passe dans d'autres pays. C'est une des grandes tâches de l'Etat dans les décennies qui viennent: responsabiliser le patronat français, l'engager à nouveau dans les grandes questions qui concernent l'avenir de la nation. Les opposants à l'intégralité de la loi LRU vivent sur le même déni de réalité que le gouvernement: la France républicaine fonctionne suivant un système d'enseignement supérieur à deux vitesses, où, d'un côté, la perspective d'une augmentation des droits universitaires met les étudiants dans la rue, tandis que la plupart des écoles fonctionnent suivant un système de droits très élévés.

Mais ne nous faisons pas d'illusions, c'est le président qui a la clé de la résolution du conflit. Il a insulté les chercheurs; il devra se mettre à leur parler avec égards. Il devra surtout commencer à regarder ce qui se passe vraiment aux Etats-Unis. Contrairement à ce que croit un Sarkozy, dont la connaissance de la réalité américaine est inversement proportionnelle à l'admiration qu'il professe pour ce pays, l'Etat y investit massivement dans l'enseignement supérieur et la recherche. Si Sarkozy était vraiment aussi «américain» qu'il le dit et que le croient ses opposants, il proposerait un effort massif d'investissement dans les sciences humaines - élément-clé de la stratégie globale d'un pays au même titre que les investissements technologiques. Si les Etats-Unis ont pu impose leur volonté au reste du monde ces quarante dernières années, c'est autant à leurs philosophes et leurs historiens, qui ont peuplé, depuis Kennedy, les bureaux de la Maison Blanche, qu'ils le doivent, qu'à leurs ingénieurs et leurs économistes.

Il y a là une immense tâche qui pourrait rassembler le pays: réfléchir aux priorités d'investissement dans le système français d'enseignement supérieur. Identifier ce qui peut relever d'un financement privé et ce que l'Etat doit assumer. Evidemment, cela signifie que l'occupant de l'Elysée cesse de penser que l'étude et l'enseignement de la littérature ancienne ne doivent plus être financées car ils sont inutiles - il n'a pas entendu parler du débat sur «l'empire romain» aux Etats-Unis depuis le 11 septembre; il ne sait pas non plus que dans les pays anglo-saxons, en Suisse ou en Allemagne, le mécénat privé est massif pour l'étude de l'Antiquité.

Que sera l'acte V de la crise actuelle puisque l'acte IV a débouché sur une véritable «anarchie» au sein de l'université - plus personne n'a prise sur rien? Nicolas Sarkozy a voulu jouer le rôle principal - en tuant Villepin à la faveur d'une crise universitaire; puis en se jugeant plus malin que ses prédécesseurs; enfin en polarisant le conflit, le 22 janvier dernier. Qu'il assume le rôle principal jusqu'au bout. Il lui suffit de dire aux enseignants-chercheurs: «J'ai découvert que vous étiez aussi géniaux que moi! Ensemble, tout est possible!»

Mardi 31 Mars 2009 - 11:53
Edouard Husson
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