mercredi 18 février 2009

Lettre aux instituteurs qui respirent encore, par Gilles Lehmann

Demain il sera trop tard.

Notre métier subit une attaque sans précédent. Il n'est plus question
d'imposer une idéologie pédagogique quelconque, mais d'anéantir
l'école de la République. La gratuité et la laïcité sont des maux pour
nos gouvernants. Qu'elles ne soient pas pour nous des grands mots
vides, derrière lesquels nous cachons notre complicité.

Nous mourons, certes pas de cette mort qui nous attend tous, seigneurs
comme serfs, au bout du chemin, mais de l'abandon de nos principes,
des petits arrangements entre nos convictions professionnelles et nos
intérêts personnels. Nul besoin d'en dresser la liste. Chacun, en
regardant derrière soi, trouvera un exemple de petitesse : certitudes
fondées sur l'expérience foulées aux pieds pour appliquer dans la
classe un dispositif inefficace ou pensées gardées au bord des lèvres
devant un inspecteur pour ne pas mettre en péril une carrière. Dans
ces démissions indolentes a été forgé le fer qui à présent nous
achève. Depuis des années, bleues ou roses, notre silence de chasseurs
d'échelons et la mise en jachère de notre intelligence pédagogique ont
préparé le terrain à notre effacement.

Ne soyons pas le mouton de Bear goes to town. Dessinons, comme le
petit héros d'Anthony Browne, un monde sans violence et sans barreaux.
Rendons à notre métier sa grandeur qui naît de la responsabilité et de
la réflexion, du don, de l'échange et de l'espoir. Combien sommes-nous
à croire encore à la nécessité de l'école ? N'avons-nous pas renoncé
devant la puissance du déterminisme social ? L'idée de notre inanité
n'a-t-elle pas emporté nos dernières forces ? L'acceptation de la
nouvelle réduction du temps scolaire est le paradigme de notre
rabougrissement intellectuel et éthique. Nous gagnons des jours
libérés et nous perdons notre âme, comme nous la galvaudons en nous
comportant en fonctionnaires qui fonctionnent et non en enseignants
qui émancipent. Libérés, le mot est lourd de signification. Libérés de
l'éducation ? Libérés des élèves ? Les conditions de notre mission se
sont-elles dégradées au point de transformer l'école en prison ?
Peut-être.

Nous exerçons un métier qui n'est gratifiant que si nous pouvons y
appliquer notre raison et notre libre arbitre, loin des oukases de
ceux qui n'apprécient guère la fréquentation quotidienne des enfants.
Nous devons nous garder des théories pédagogiques exclusives qui, au
gré des modes et des alternances politiques, voudraient nous imposer
leurs vérités dédaigneuses. Nous devons penser en liberté. Cessons
d'être des fantassins, cette piétaille de l'Éducation nationale qui
accepte tout en maugréant. Réfléchir par soi-même, prendre la parole,
n'est-ce pas ce que nous demandons chaque jour à nos élèves ? Mais à
quoi bon, si de notre côté nous en sommes incapables ? Dépouillés de
notre valeur exemplaire, nous ne serons bientôt plus rien. À moins que
nous ne décidions, à l'appel des collègues entrés en résistance, de
mourir debout. Ce sera déjà une victoire, fondatrice d'une autre école
à construire sur les ruines de celle qui meurt entre nos mains.

L'urgence aujourd'hui, c'est de se relever et de faire front un par
un, jusqu'à ce que notre force renverse la montagne de mépris et
d'ignorance qui se dresse devant nous. Ensuite, il sera toujours temps
de débattre dans les écoles du sens que nous voulons rendre ou donner
à notre métier, en dressant un état des lieux honnête, sans haine ni
complaisance, et en ne laissant personne parler à notre place.

Plus que jamais, nos enfants ont besoin d'enseignants debout, porteurs
d'espoir et qui défendent les valeurs républicaines. Certes, la porte
est étroite, mais si nous continuons à nous taire, à obéir contre
notre conscience, à participer aux funérailles de l'esprit en comptant
sauver notre peau, demain nous n'aurons plus devant nous qu'une pierre
pour pleurer, sur laquelle les générations futures déchiffreront
péniblement cette épitaphe navrante :

Ci-gît l'école de la République trahie par ses serviteurs.

Gilles Lehmann

Article ajouté le 2009-02-16 , consulté 92 fois

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