dimanche 8 février 2009

"On ne s'improvise pas évaluateur"

Évaluations de CM2: "On ne s'improvise pas évaluateur", soulignent deux anciens membres de la Depp

"Il n'y a qu'un point de vue, c'est celui du ministère de l'Éducation nationale, et c'est la Dgesco qui le donne", indique l'entourage du ministre à l'AEF à propos des nouvelles évaluations des acquis des élèves de CM2. Tous les élèves de CM2 ont passé ces tests entre le 19 et le 23 janvier 2009, suscitant des réactions d'opposition de la part des syndicats enseignants (L'AEF n°107651). Ces évaluations ont été élaborées et pilotées par la Dgesco (L'AEF n°108773), direction pédagogique du ministère, et non par la Depp, son organe chargé de la statistique et de l'évaluation.

Un "arbitrage du cabinet" que deux anciens membres de la Depp ne comprennent pas. Jean-Claude Émin était jusqu'en janvier 2008 sous-directeur à l'évaluation et Jacqueline Levasseur responsable du bureau des évaluations des acquis des élèves. Ils sont aujourd'hui tous deux à la retraite.

L'AEF: La confection et le suivi des nouvelles évaluations des acquis de CM2 reviennent à la Dgesco et non à la Depp comme c'est le cas habituellement. Comment expliquez-vous ce passage de témoin?

Jacqueline Levasseur: Il ne s'agit pas d'un passage de témoin, mais d'une véritable OPA de la part de la Dgesco!

Jean-Claude Émin: Nous sommes dans une situation tout à fait anormale, contraire au partage des tâches entre Depp et Dgesco: la Depp fait les évaluations et la Dgesco conçoit les outils de remédiation nécessaires aux enseignants. En effet, la mission de la Dgesco n'est pas de faire le bilan du niveau des élèves, mais de remédier à leurs difficultés.

L'AEF: Pourquoi considérez-vous problématique que la Dgesco pilote ces évaluations?

Jacqueline Levasseur: Le principal problème est de nature technique et scientifique. C'est faire fi des progrès accomplis par la Depp en matière de méthodologie depuis une dizaine d'années. La Depp est en effet devenue un interlocuteur essentiel de l'OCDE pour l'élaboration de Pisa, ce qui n'est peut-être pas compris par un certain nombre de responsables politiques du ministère.

Jean-Claude Émin: Ce qui m'inquiète, c'est que je ne comprends pas très bien à quoi vont servir ces évaluations. Les finalités ne sont pas claires du tout, la Dgesco confondant évaluation bilan - faire le point sur ce que savent les élèves au niveau national et piloter le système - et évaluation diagnostique - repérer les difficultés des élèves pour ensuite permettre aux enseignants de mettre en place une remédiation dans la classe.

L'AEF: L'un des objectifs affichés par la Dgesco est de permettre aux enseignants de repérer les élèves en difficulté afin de leur faire bénéficier de l'aide individualisée. On est clairement dans de l'évaluation diagnostique?

Jean-Claude Émin: Non, car se pose le problème de la correction, binaire, de ces évaluations. Il n'y a en effet aucune nuance dans la correction, c'est juste ou c'est faux. Cela n'aidera pas les enseignants à caractériser les difficultés des élèves! Ils sauront que X% de leurs élèves rencontrent des difficultés, mais ne sauront pas lesquelles, sauf à reprendre chaque évaluation point par point, ce qu'ils n'auront pas le temps de faire. Ce mode de correction correspond à de l'évaluation bilan.

L'AEF: Le rôle d'évaluation bilan est-il correctement rempli?

Jean-Claude Émin: Qui dit bilan dit évaluation en fin d'année. Cela n'a aucun sens, pour dresser un bilan, de tester en janvier des choses qui n'ont pas encore été abordées en classe! Autre incohérence: une évaluation bilan, destinée à connaître la proportion d'élèves à tel ou tel niveau au plan national, ne se fait pas sur la totalité des élèves mais sur échantillon représentatif, ce qui est beaucoup moins coûteux.
Enfin, se pose le problème de la comparabilité dans le temps. La statistique appliquée à la mesure en éducation ne s'improvise pas. Changer toutes les questions d'une année sur l'autre par exemple n'est pas possible d'un point de vue scientifique si l'on veut faire des comparaisons. Il existe des techniques pour attester de la comparabilité des items, mais cette compétence-là est du côté de la Depp.

Jacqueline Levasseur: Les politiques ne font pas confiance aux statisticiens. Ils ont l'idée qu'en interrogeant toute la population, l'évaluation sera plus fiable que sur échantillon. Or avec les appels à boycott de certaines écoles ou enseignants lancés récemment, je me demande comment la Dgesco compte exploiter les résultats. Ne prendra-t-elle en compte que ce qui remonte, au hasard, ou construira-t-elle un échantillon représentatif pour neutraliser le biais des remontées aléatoires?

L'AEF: Vous évoquez également un problème "déontologique".

Jacqueline Levasseur: Oui, car la Dgesco devient à la fois juge et partie. Il est en effet étonnant que ce soient ceux qui élaborent les programmes scolaires et mettent en oeuvre la politique éducative, qui évaluent.

L'AEF: Le climat à la Depp semble assez agité ces derniers temps (L'AEF n°106149). Une grève a même eu lieu en octobre dernier (L'AEF n°103274). Le fait que la Depp ne soit pas associée à ces évaluations participe-t-il de ce climat?

Jean-Claude Émin: Tout cela me parait assez grave et pas satisfaisant du tout sur le plan scientifique. J'ai l'impression que cela participe d'une volonté politique de déconsidérer la Depp, comme le fait que cette dernière n'a plus de programme de travail public depuis trois ans et qu'il y a un embargo sur toute une série de ses publications.

Jacqueline Levasseur: Le temps du politique n'est pas celui du chercheur. La Depp, même si elle a réussi à avoir un rythme accéléré ces dernières années, applique une méthodologie et s'impose des contraintes que les responsables de la politique pédagogique jugent excessives, mais qui sont pourtant essentielles pour garantir la scientificité des résultats. Il est par exemple indispensable de mener une expérimentation rigoureuse des tests avant de les généraliser. Or là, prise par le temps, la Dgesco n'a pas pu le faire. On ne s'improvise pas évaluateur.

sources : AEF

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